L’eau dans le Bani
Par Mohammed Oudada
Située entre les latitudes 5,6° et 10,1° et les longitudes 28,4° et 30,4°, la région du Bani se trouve à l’extrémité sud du Maroc. Bordée au nord par l’Anti-Atlas et au sud par le Sahara, elle appartient au domaine aride.
Elle est dominée par le Jbel Bani, chaîne montagneuse, qui la structure en une véritable ligne en la traversant d’est en ouest sur près de 400 kilomètres.
La région du Bani est sillonnée par un réseau d’oueds, affluents de la rive droite du Drâa, qui ont entaillé dans le Jbel Bani des gorges étroites, appelées foum ou kheng, ou imi en berbère (fig. 1).
Source : Atlas du Maroc – Retravaillé par Mohamed Oudada à l’aide de Photoshop et Illustrator
Ce phénomène est répétitif et égrène tel un chapelet les oasis du Bani, parmi lesquelles Foum-Zguid et Tata.
Le potentiel en eau de la région du Bani se caractérise par la nature et le type de système aquifère qui provient des nappes alluviales des différents oueds. Celles-ci sont alimentées par les châteaux d’eau de l’Atlas et par l’eau provenant de l’infiltration des crues des oueds. L’écoulement des ces nappes alluviales suit le réseau hydrographique, vers le sud, et converge donc vers les foum, seuls passages possibles, ce qui permet d’avoir un volume d’eau appréciable au niveau de ceux-ci. Les foum jouent donc le rôle d’équilibrateur entre l’amont et l’aval (fig. 2).
Le cas de Foum-Zguid illustre une disparité de l’accès à l’eau avec pour conséquences la dissolution d’une organisation sociale et la modification de la configuration spatiale de l’oasis, alors que l’exemple de Tata démontre la capacité de la population locale à développer une gestion intégrée de l’eau.
Figure 2. L’organisation spatiale de type foum
Foum-Zguid : l’eau inégalement accessible entre l’amont et l’aval
Selon le recensement de 1994, le nombre d’habitants de Foum-Zguid s’élevait à 11 934 habitants répartis sur quatorze villages dont sept situés en aval, ceux-ci comptant 5 033 habitants, soit plus de 40 % de la population totale.
L’apparition de nouvelles méthodes d’irrigation, symboles du dynamisme hydraulique
Jusqu’en 1980, la mobilisation des eaux d’irrigation à Foum-Zguid reposait sur une organisation traditionnelle, articulée autour d’un système de galeries souterraines appelées khettara, de puits à balancier, d’aghrour… autour d’une distribution réglementée et gérée par la Jmâa : le tour d’eau ou nouba, qui permettait un accès identique et équitable à l’eau.
À partir de 1980, en réponse à la croissance démographique de l’oasis, au morcellement de la propriété agricole, à l’insuffisance de l’eau d’irrigation (tour supérieur à quinze jours), les tribus Oueld Hlal et Lmhamid ont autorisé la mise en valeur de leurs terres collectives en amont de l’oasis. La conquête de ces nouveaux espaces s’est accompagnée d’une nouvelle dynamique hydraulique avec l’apparition d’aménagements plus sophistiqués et plus performants. Ainsi, les méthodes ancestrales sont remplacées par des motopompes puissantes, diesels ou électriques, et par des systèmes d’arrosage automatiques, le tout permettant la prise d’eau des nappes phréatiques. Aujourd’hui, 97 % des puits sont situés en amont du foum.
Les retombées de l’émigration : source d’une crise spatiale et sociale
Alors qu’en 1980 Foum-Zguid ne comptait que 34 puits, ce mode d’irrigation a depuis proliféré. Cette nouvelle technique d’irrigation a été introduite en amont de l’oasis essentiellement grâce aux retombées financières des émigrés qui ont, entre 1997 et 1999, augmenté de 66 % pour atteindre plus de 500 000 Dh (tab. 1), avec, à cette même date, un tiers des investissements des émigrés consacré à l’agriculture (fig. 3).
Tableau 1. Évolution des transferts d’argent générés par l’émigration à Foum-Zguid.
Source : Direction Provinciale des PTT
Figure 3. Répartition des investissements des émigrés à Foum-Zguid en 1999, selon les secteurs d’activité
Source : Enquête de terrain - 2000
En 2002, on dénombrait dans l’oasis de Foum-Zguid 948 puits, parmi lesquels plus de 96 % concentrés en amont.
L’essor de ce mode d’irrigation a engendré une surexploitation des eaux en amont, d’autant plus que les nouvelles cultures qui s’y sont développées nécessitent beaucoup d’eau, comme le henné. Par ailleurs, aucune réglementation de la gestion de l’eau n’a été instaurée dans l’oasis. En effet, en dehors du coût de fonçage et d’équipement des puits, l’accès à l’eau est gratuit et sans réserve.
Ce passage brutal à la motopompe a généré une crise écologique avec le tarissement de la nappe phréatique en aval et a provoqué par ricochet une crise sociale avec l’assèchement, la mort de l’oasis en aval et le déplacement de sa population (fig. 4 et photos).
Celui-ci se manifeste au travers des 4 % de la population de Foum-Zguid qui en 2000 avait émigré pour 55 % à l’étranger et pour 45 % au nord du pays. Cette frange représente des membres isolés de familles qui partent tenter leur chance ailleurs, alors que, parallèlement en 2003, 79 familles, soit près de 11 % des familles implantées en aval du foum, avaient quitté définitivement la région (fig. 5).
Figure 4. L’oasis de Foum-Zguid : un amont prospère et un aval desséché
Source : Carte topographique et relevé de terrain – M. Côte - M. Oudada - 2003
Figure 5. Flux migratoires au départ de Foum-Zguid entre 1988 et 2003
Photos. La mort des palmiers et l’abandon des parcelles en aval de Foum-Zguid
Parcelle récemment abandonnée
La mort des palmiers
Source : Mohamed OUDADA (2003)
Parcelle abandonnée et disparition totale des palmiers
Dans cette région où les ressources en eau sont très inégalement réparties, l’eau devient un enjeu de pouvoirs. Alors que les habitants de l’amont ont accès à l’eau sans contrainte et sans limite, les habitants de l’aval assistent à la mort de leur oasis. Cela ne va pas sans interrogation sur l’apparition de rivalités d’usage et de contrôle de l’eau entre terroirs.
Verra-t-on bientôt la revendication de l’aval à l’accès à l’eau souterraine en provenance de l’amont ? Verra-t-on le développement de groupes en amont réclamant le droit de vendre « leur » eau à l’agglomération urbaine de Foum-zguid et aux villages situés en aval ?
Afin d’améliorer la condition des habitants, de maîtriser et de réguler les eaux pour l’irrigation, la construction d’un barrage au niveau du foum s’impose désormais. Il permettrait à la fois de capter les eaux des crues, de recharger la nappe et de réguler l’apport amont-aval.
Tata : un modèle de gestion intégrée de l’eau potable
La vallée de Tata, encadrée par les montagnes, se présente sous la forme d’une succession de petites oasis tout le long de l’oued Tata, et compte plus de 30 000 habitants.
Promu chef-lieu de province en 1977, ce statut a généré l’installation d’administrations et d’équipements, base du dynamisme spatial de la ville.
Un réseau de distribution en eau potable inadapté
Avant 1977 la gestion et la distribution de l’eau étaient prises en charge par la Daïra. Les moyens techniques se résumaient à un réseau limité à l’alimentation des services administratifs, notamment les casernes militaires. Ce réseau était approvisionné par un seul puits, situé au nord du centre de Tata, à proximité de l’oued Tata, dont l’exploitation a débuté en 1971. En 1977, la production de ce puits ne permettant pas de répondre aux besoins croissants de la population, l’Onep (Office national en eau potable) est alors intervenu pour l’approfondir. Puis, en 1982, l’Onep s’est associé au ministère de l’Équipement, afin de forer et d’exploiter deux nouveaux puits sur l’oued Tigrmet, laissant à l’abandon le premier.
Aujourd’hui, ces deux puits alimentent deux châteaux d’eau, d’une capacité de 500 m3 chacun ; un troisième est en cours de construction. Le réseau de production est composé de 2 410 m de canalisations contre 45 748 m pour celui de distribution.
Comme l’illustre la figure 6, les quantités produites, distribuées et consommées sont significativement différentes. Cela est dû à l’état du réseau, ancien (il date de 1971) et vétuste, ce qui occasionne des pertes importantes. Les travaux entrepris par l’Onep pour réhabiliter le réseau commencent à porter leurs fruits, puisque l’on constate que ces pertes avoisinent désormais les 20 % à partir de 1997 contre près de 30 % au milieu de la décennie.
Après 1992, des travaux sont entrepris, mais restent insuffisants pour réhabiliter la totalité du réseau, ce qui se constate parfaitement en examinant la différence entre l’eau distribuée et celle consommée.
En ce qui concerne la répartition de la consommation de l’eau, il apparaît que la consommation domestique est majoritaire : 64,9 % en 2000, contre 27,9 % par les administrations et services publics, et 7,2 % par d’autres secteurs (hôtels, commerces…). Un indicateur important pour mesurer la couverture de la zone urbaine de Tata par l’Onep est l’évolution du nombre d’abonnés.
Figure 6. Évolution de la production, de la distribution et de la consommation de l’eau à Tata entre 1990 et 1999
Source : ONEP - Tata - 2001
En dix ans, le nombre d’abonnés a quasiment doublé. De plus le ratio nombre d’abonnés/habitants, qui était de 0,13 en 1994, a atteint en 1999 0,16, ce qui révèle ainsi la proportion croissante d’habitants raccordés au service public de l’eau.
Cependant, l’Onep ne couvre pas la totalité de Tata, seul le centre est desservi, les quartiers périphériques distants seulement de quelques kilomètres étant exclus.
La multiplication des lotissements et l’apparition de nouveaux quartiers en direction de l’est et du nord ont provoqué l’accroissement de la demande. En effet, la population urbaine de Tata a augmenté de plus de 12 % entre 1994 et 1999, tout comme entre 1982 et 1994. De ce fait, la politique de distribution de l’eau potable est vécue inégalement par les habitants de Tata et conduit à de fortes disparités.
Est-ce le résultat d’une sélection des quartiers, voulue par l’Onep pour des motifs de rentabilité, ou l’absence de moyens de ce dernier qui ferait qu’il n’a pu répondre à l’expansion de la ville ?
Tableau 2. Évolution du nombre d’abonnés au réseau d’eau à Tata entre 1990 et 1999
Sources : ONEP Tata -2001 ; RPG - 1994 et 1999
La création de réseaux d’eau potable sous l’impulsion d’acteurs locaux
Devant le désengagement de l’État en matière d’infrastructures d’accès à l’eau potable, des quartiers périphériques, comme Agadir Lahna, instaurent un réseau parallèle, avec une gestion autonome de la distribution.
Ce phénomène nouveau supplante le travail collectif, ancestral, dirigé par la Jmâa.
La population locale s’est regroupée en associations, légitimées par des dispositions législatives, se fixant des objectifs de développement économique et social.
L’accès à l’association est conditionné au paiement d’un droit d’adhésion. Les fonds ainsi récoltés, complétés par des dons d’émigrés originaires de la région, permettent le démarrage de projets. Ceux-ci peuvent se poursuivre grâce à des interventions d’ONG ou de l’État, sollicités par l’association.
Nous pouvons citer quelques exemples de réalisation positifs, où l’ensemble de la population de quartiers périphériques de Tata a accès à l’eau, dans la mesure où la totalité de ces quartiers est couverte par le réseau développé en parallèle.
Tableau 3. Exemples de réalisation d’alimentation en eau potable
Source : Enquête de terrain - M. Oudada - 2003
Après la réalisation des projets, l’association locale s’engage à en assurer le bon fonctionnement. Dans cet objectif, l’association emploie en général deux agents, un pour l’entretien des installations, un autre pour le relevé des compteurs et la facturation. Les recettes proviennent donc du paiement, par les ménages, d’un abonnement au réseau et de leur consommation mesurée par compteur individuel, alors que les dépenses, quant à elles, concernent le fonctionnement et l’entretien des installations. Recettes et dépenses connaissent des fluctuations au cours de l’année, avec des périodes de plus forte consommation durant l’été.
La gestion de l’eau, source de tension entre État et société civile
Dans la région du Bani, comme dans tous les milieux arides, la plupart des conflits ont pour origine le partage de l’eau avec souvent comme enjeu le contrôle des ressources dans un contexte urbanistique mal maîtrisé. Après la réussite de la mise en place d’un réseau parallèle d’accès à l’eau potable par les autochtones, les inégalités entre les quartiers sont en partie levées. Cependant les tensions sont vite apparues dans la mesure où les quartiers périphériques ont accès à l’eau à des tarifs moindres que les quartiers desservis par l’Onep.
Tableau 4. Prix du litre d’eau selon le fournisseur en 2001 à Tata
Source : Enquête personnelle - 2003
Les différences de prix trouvent une explication dans la prise en compte par les associations locales du pouvoir d’achat et des ressources de la population en zone rurale, alors que l’Onep, quant à elle dessert essentiellement les villes de taille importante. Par contre, des villages en limite de ville peuvent opter pour un raccordement à l’Onep, ou pour une gestion locale de l’eau. Du fait de la différence de prix, c’est cette dernière solution qui est le plus souvent choisie, créant parfois des litiges avec l’Onep. Ce fut le cas à Agadir Lahna, où l’Onep a tenté de s’approprier la distribution de l’eau, au détriment de l’association. Le projet a été rejeté par la population locale, qui a maintenu sa confiance en son association.
Conclusion
L’eau, richesse du Bani, car rare dans cette région aride, demeure un enjeu en raison de son mode de gestion. Elle peut être à l’origine de la disparition d’une organisation sociale et spatiale, quand les modes d’irrigation modernes supplantent les techniques ancestrales et que les plus démunis voient leur accès limité et réduit à cette ressource vitale.
Mais, d’autre part, l’eau dans le Bani développe des synergies lorsque la population locale se regroupe et organise un mode de gestion collective autour de cet élément précieux.
Dans les deux cas, l’absence de l’État ne pourra perdurer. Il serait souhaitable qu’il établisse une réglementation de l’accès à l’eau en intégrant les considérations environnementales et en diminuant les disparités sociales.
Bibliographie
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DOI : 10.3406/medit.2002.3254
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DOI : 10.3917/her.110.0003
Oudada M., 2004 – Désenclavement et développement dans le sud du Maroc : le cas des pays du Bani, Thèse de Doctorat, Université Aix-Marseille I, 352 p.
Source web Par : books. Openedition
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