Des chevauchées fantastiques
M’enveloppèrent d’un étrange nuage
Et laissèrent dans les pores de ma peau
Leurs empreintes de poussière.
SUR LA PISTE DES BIJOUX DU MAROC
DANIEL FAUCHON
IBIS PRESS
Je retrouvais Marrakech au printemps. La température y était agréable. Les jacarandas, originaires de Madagascar, ombraient de leurs panaches bleu-mauve les rues du Guéliz. Les bougainvilliers, de monsieur de Bougainville, en grappes déferlantes et multicolores tapissaient les murs des villas. La Koutoubia, érigée au XII siècle, du haut de son minaret emblématique dominait toujours le consulat de France, le Club Med, la place jemaa el-fna et la médina. L’ancien mellah, quartier jadis réservé à la communauté juive, n’avait toujours pas retrouvé ses habitants d’origine.
Petit-fils de mariniers ayant pendant plusieurs générations parcouru l’Europe au fil de l’eau, mes gènes, aujourd’hui s sédentarisés, me portaient une fois de plus vers la découverte de nouveaux espaces, nouveaux trésors, ainsi, une soif sans limite allait plonger mes débuts marocains dans une relative anarchie. Rien ne devait m’échapper. Comme une cruche trop plein d’un laqueur enivrant, au risque de saouler tous ceux que j’approchais, je débordais de questions. Du plus petit des bazaristes au plus grand des antiquaires, tous sans exception, avaient droit a la même litanie.
Deux planètes et quelques milliers d’années-lumière nous séparaient. Je leur parlais traditions, culture, ils me répondaient en dirhams. Malgré cette incompatibilité du propos, poussé par un désir plus fort que la raison, je me portai acquéreur de plusieurs paire de fibules lesquelles, grâce aux dieux des innocents, s’avérèrent pour majorité d’entre-elles, ne pas être exemptes d’intérêt.
La plus ensorceleuse de cette période, bien que vraisemblablement algérienne, me fut vendue par hadj San âge comme provenant du pré-Sahara marocain. L’ami marocain dont l’esprit critique ne manquait pas de pertinence ne trouva dans cette contradiction rien de bien extraordinaire.
« Dans ta quête sur l’origine des bijoux, n’oublie jamais, qu’au XIX siecle, le royaume chérifien voyait pointer encore ses premiers rayons du soleil au cœur du Sahara central, atteindre son zénith a Tombouctou et se coucher sur l’atlantique. Alors … ta paire de fibules … marocaine ou algérienne ? Qu’import … seules dans l’instant présent, la beauté, l’ancienneté et l’authenticité de l’objet doivent prévaloir … pour le reste … tu as le temps ».
A l’inverse de mon premier achat, en sortant de chez le hadj, le cœur enflammé par mon acquisition, j’éprouvai le désir de jouir avec langueur du centre du monde : la place jemaa el-fna.
A cette heure de la journée, des volutes de fumée, les odeurs de friture, d’abats et de tètes de moutons grillées accompagnaient dans leur show charmeurs de serpents, acrobates, bien que toujours présents, les cireurs, les marchands de médecine traditionnelle, les diseuses de bonne aventure, les faiseurs de talismans choyaient leurs derniers clients. Passant de groupe en groupe en groupe, m’attardant ici et la, avec le regard d’un enfant, je m’amusais des réactions du public…
Des publics. Ils étaient mille ou peut-être plus, riant de bon cœur des facéties de ces éternels baladins venus du sud et de l’atlas.
Ce n’set qu’après m’être rassasié de ce spectacle, m’être perdu volontairement dans la médina, que je repris la direction de mon logement.
Le jour commençait à baisser les paupières. Devant moi était posée ma paire de fibules. Sous la lumière du soir, se dégageait d’elle une force sauvage, primitive, presque barbare. A mon droit était ouvert l’ouvrage de David Rouache. Pour l’avoir feuilleté plus de cent fois, je savais que ce modèle n’y figurait pas. Néanmoins, avec la naïveté de ceux qui ont foi dans ce qu’ils entreprennent, j’espérai y puiser quelques signes pouvant m’éclairer sur son origine. Résultat de ma perspicacité, page quatre-vingt, je trouvai certains liens de parenté entre mon modèle et une paire de fibules piquetées et ciselées, attribuée par l’auteur aux Ait Serrhouchen. Depuis, j’ai appris à me méfier de ces ressemblances. Toutes ne sont pas de bon aloi. Derrière un grand nombre d’entre elles se cache la perfidie des masques- faces de cire- mille fois remodelées, dissimulant d’autres vérités. J’ais aussi appris à relativiser le pseudo appartenance ethnique et a me concentrer sur la qualité et la particularité des objets. La, avec mes fibules algéro-marocaines j’étais servi. Bien que plus rustiques dans leur technique de fabrication, elles étaient sœurs ou cousines des étonnantes tizerzai n’taouka de l’Anti-Atlas.
Délicates et fragiles, constituées de micros tubes soudés et sertis dans un cadre plané, les tizerzai n’taouka (fibules du ver), dont la fabrication a disparu depuis depuis longtemps, semblent avoir été l’apanage, pour ne pas dire l’exclusivité, des bijoutiers juifs sud-ouest marocain. De l’est a l’ouest, du nord au Maghreb, nulle part ailleurs l’on ne retrouve ce remarquable travail. D’où, pour moi, un certain nombre de points d’interrogations qui restent a ce jour en suspens : quel véritable lien de parenté réunit les tizerzai n’taouka du sud-ouest marocain a cette paire de fibules des oasis sahariennes ? Est-il le fruit d’une migration, d’une décadence, ou bien encore ce remarquable modèle, sauvage a souhait, ne serait-il pas a l’origine de toutes les tizerzai n’taouka ?
Ainsi, très vite, au travers de mes acquisitions et mes interrogations, les ait serhrouchen, Ida ou Nadif, Issafen, Zaian, Ait shokmane, Ait Yahya, Ait Morghad, Ait Addidou, Ait Atta…, dans des chevauchées fantastiques, m’enveloppèrent d’un étrange nuage et laissèrent dans les pores de ma peau leurs empreintes de poussière.
J’aurais certes aimé pouvoir les saisir. Mais dans une joute d’inégale valeur, sourire aux lèvres, oriflammes au vent, ceux-ci se jouèrent de mes approches et me laissèrent sur mon séant.
C’est la que je compris, qu’il était temps de commencer par le début et de remettre le bœuf (ici le dromadaire) devant la charrue.
Un simple livre scolaire, «Histoire du Maroc » de chez Hatier, m’aida dans cette entreprise. Bien qu’écorné, il se trouve toujours dans ma bibliothèque, en bonne place, a portée de main.
Parallèlement à ce nouveau pas, afin de mieux structurer mon travail, je mis sur pied un sort de journal regroupant mes achats.
Destiné a m’accompagner dans tous mes déplacements, le cahier que je choisis était d’un format peu encombrant (17 x 27 cm), suffisamment grand pour accueillir sur une double page toute une pléiade d’informations, techniques, commerciales et ethniques. Sur la page de gauche, surajouté d’un contour au crayon de la pièce, j’ai réuni le numéro d’archive, la date d’acquisition, la nature de l’objet (collier, bracelet, fibules …) sa région d’origine présumée (vallée du Draa, Jbel sarho…), son éventuelle appartenance ethnique (Ait Atta, Ida ou Nadif…), une approche de datation (XVIII, XIX, XX siècle), sa composition (argent, corail, ambre…) ses dimensions, son poids, des références antérieures (si elles existent), mes premières impressions, son lieu d’acquisition, son prix au gramme, son prix d’acquisition.
Quant à la page de droite, restée vierge sur le terrain, elle reçut une reproduction au crayon-la plus précise possible- de l’objet en question.
Photographe, j’aurais très bien pu me contenter d’une simple image sur papier glacé. Mais, j’avais besoin d’apprendre à déchiffrer les objets. Une photo, quelle que soit sa qualité et combien dans ce domaine est grand mon exigence, n’aurait fait que survoler le sujet. Le dessin quant a lui, par ses contraintes, surtout pour quelqu’un qui ne présente pas de dons particuliers dans ce domaine, allait me permettre, au fur et mesure de mes esquisses, d’acquérir un regard de plus en critique.
Certes, mes premières esquisses ne furent pas brillantes et ma corbeille à papier se remplit très vite de boules froissées. Mais, avec ténacité, je ne lâchai le crayon et la gomme que pleinement satisfait.
Source Web : DANIEL FAUCHON, SUR LA PISTE DES BIJOUX DU MAROC, IBIS PRESS
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