Une araignée-crabe joue les météorologues avant son envol
Comment les araignées peuvent-elles voler, emportées par de longs fils de soie ? Cette technique, connue de plusieurs espèces, recèle encore des mystères que tente de percer une équipe de chercheurs allemands. Le décollage de l'araignée-crabe, observée sur un site historique, a montré une stratégie sophistiquée.
Un jour, Moonsung Cho se promenait sur le Fliegenberg. Au sommet d'une colline, près de Berlin, ce monument commémore le long et rigoureux travail d'Otto Lilienthal, pionnier du vol plané, qui effectua plus de deux mille vols entre 1891 et 1896, sur des engins que l'on dirait aujourd'hui proches de nos deltaplanes, optimisant patiemment leurs performances avec la démarche d'un ingénieur. Il en mourut, en 1896, lors d'une chute fatale. Son livre (Der Vogelflug als Grundlage der Fliegekunst, 1889) fut transmis aux frères Wright par Octave Chanute et constitua longtemps une référence.
Chercheur en mécanique des fluides à l'université technique de Berlin (TUB), et spécialiste des drones, Moonsung Cho devait penser à ces envolées historiques quand il filma celles... d'une araignée, comme il le confie dans un communiqué du TUB. Appartenant au genre Xysticus, cet aranéide de la famille des Thomisidés fait partie de ces araignées volantes capables de se faire emporter par le vent grâce à de longs fils de soie, jusqu'à plus de 4.000 mètres de hauteur et plusieurs centaines de kilomètres de distance.
Vent horizontal inférieur à 3 m/s. Courant ascendant suffisant. Décollage immédiat. Dans peu de secondes, cette araignée-crabe du genre Xysticus va s'envoler, emportée par ses fils de soie. © Moonsung Cho et al., Plos Biology
Le ballooning, une technique de vol mystérieuse
Comment est-ce possible ? La technique, qualifiée de « ballooning », évoquant celle de la montgolfière, est mal nommée car le procédé ne doit rien au plus léger que l'air. En fait, la méthode donne, si l'on ose dire, du fil à retordre aux aérodynamiciens. La traînée aérodynamique induite par les fils est-elle suffisante ? Quelle est la limite au poids transporté ? On observe que cette technique de vol est davantage employée par les juvéniles, et en général par les individus de moins de 2 mg, selon l'article que Moonsung Cho et ses collègues ont publié dans la revue Plos Biology. Pourtant, le vol à fils est employé aussi par des araignées de 5 mg et davantage. La première explication, le « modèle de Humphrey », ne faisant intervenir que la traînée aérodynamique, semblait insuffisante, conduisant à l'hypothèse supplémentaire d'un effet du champ électrique statique de la Terre.
L'équipe de Moonsung Cho a travaillé sur plusieurs espèces du genre Xysticus, aussi appelées araignées-crabes, prélevées dans le parc autour du Fliegenberg et le long du canal Teltow. Quatorze individus de 3 à 6 mm ont ensuite été installés sur des pistes de décollage en forme de champignon de quelques centimètres de diamètre. Ces aranéides, en effet, pratiquent préférentiellement le « ballooning perché », consistant à monter au plus haut point accessible avant de produire les fils de soie qui provoqueront l'envol, lequel était filmé en gros plan. Ensuite, les araignées étaient récupérées. En tout, les chercheurs ont observé 27 séries de décollages et noté les conditions de vent à chaque fois. Douze autres araignées ont travaillé dans un tunnel à vent sous l'œil des chercheurs.
Méthode de décollage du ballooning perché (extrait du manuel de vol de l'araignée-crabe). Le fil dessiné en rouge sert à l'ancrage. Il est plus épais et plus court que les fils bleus, qui emportent l'animal. © Moonsung Cho et al. Plos Biology
L'araignée-crabe choisit son vent
Première constatation : les Xysticus choisissent le moment du décollage. Avant de se décider, elles adoptent un comportement très particulier, levant l'une de leur première paire de pattes. Les araignées-crabes (des chasseresses qui ne construisent pas de toile) sont d'ailleurs caractérisées par la grande longueur de leurs quatre premières pattes, qu'elles tiennent souvent en l'air, ne reposant que sur les deux dernières paires et marchant latéralement, ce qui leur a valu leur nom. Ici, une seule patte était levée et l'araignée ne produisait ses fils que lorsque le vent était inférieur à 3 m/s (environ 11 km/h).
La conclusion des chercheurs est que l'animal mesure ainsi la vitesse de l'air, un peu comme nous le faisons avec un doigt mouillé. Selon les auteurs, une vitesse faible accentue les petites turbulences au niveau des obstacles du sol, générant localement des courants ascendants facilitant le décollage. L'araignée est d'ailleurs peut-être aussi capable d'estimer ces petites ascendances. Le tactique aranéide semble donc se justifier. Pour s'envoler, l'araignée bouge une patte arrière (paire n° 4) et produit de longs fils, qui peuvent mesurer plusieurs mètres. En s'entremêlant, ils forment des structures en triangle, évoquant un « spinnaker » pour un marin, ou un cerf-volant pour d'autres.
Les chercheurs ont aussi observé ces fils de soie au microscope électronique. Ils en trouvent de deux types, produits par des glandes différentes : les fils d'ancrage, plus épais, utilisés pour se maintenir au sol, et les fils d'envol, plus fins. Xysticus spp., qui pèse 16 à 20 mg, fabrique deux fils épais (autour de 720 nanomètres de diamètre), pour une cinquantaine de fils fins, entre 121 et 323 nm, et très longs, entre 2 mètres et 4,5 mètres. Les auteurs ne concluent pas à l'inutilité de l'hypothèse électrostatique mais suggèrent qu'il reste beaucoup à apprendre sur les techniques d'envol des araignées, connues aussi d'acariens (qui sont des arachnides) et de larves de lépidoptères. Ils soutiennent surtout que le décollage n'est pas passif et que l'araignée-crabe sait choisir son moment...
Publier le 22 juin 2018
Source web par : futura-sciences
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