Comment l’Anti-Atlas reprend vie (Géoparc Jbel Bani)
Vidée de ses habitants par l’exode rural et l’émigration, une zone montagneuse renaît grâce à l’action des associations locales. Parmi ses atouts, le tourisme rural.
Sur les routes sinueuses des montagnes de l’Anti-Atlas, dans le Souss marocain, des femmes marchent en file indienne, courbées sous des fardeaux de bois ou de fourrage. Leur visage est caché par un voile qui ne laisse apparaître que les yeux. Aux alentours, dans des paysages à la beauté époustouflante, pas un homme dans les champs. Ils sont dans les cafés et les souks quand ils ne sont pas partis chercher fortune ailleurs, à Casablanca, Marrakech, Fès et, au-delà de la Méditerranée, en Europe. Ici, la réforme de la Moudawana (le code de la famille) est encore abstraite, même si, à la coopérative d’huile d’argan de Tioute, un poster composé de neuf tableaux décrivant les changements qu’instaure la nouvelle loi pour la condition des femmes trône en bonne place. « Obéissance de la femme envers son mari : éliminée ! » peut-on par exemple lire en arabe, en français et en berbère.
À Anil Anameur, à 7 km de Tafraout, dans la vallée des Amelns, il reste encore une poignée de maisons traditionnelles en pisé. Mais la plupart des habitations sont de grandes bâtisses en béton, fraîchement peintes en rose, et dont l’architecture fastueuse tranche avec la simplicité bucolique des lieux. Tous les volets sont fermés et, dans les ruelles ombragées, on ne croise pas âme qui vive. L’apparition d’un homme, entre les branches d’oliviers qui bordent le village, est presque insolite. Muni d’une grande perche en bois, il frappe vigoureusement les arbres gorgés des fruits noirs qui tombent en pluie sur la bâche plastique étalée sur le sol. Mohamed est l’un des rares hommes à être resté au village. « Malheureusement, confie-t-il, car lui aussi aurait bien aimé partir. Tout le monde a émigré, il ne reste que les femmes et les enfants. » Il vit surtout grâce à l’argent que lui envoient ses frères expatriés, même s’il cultive « un peu » la terre et récolte les olives pour en faire de l’huile. Mais à en juger par l’état des arbres, qui n’ont pas été entretenus depuis plusieurs années, la production d’huile est pour lui davantage un complément d’alimentation qu’une source de revenu.
Anil Anameur est à l’image de la plupart des localités de l’Anti-Atlas. Villages fantômes, ils ne ressuscitent que durant l’été, lors du retour des émigrés. La région est en effet le berceau de l’émigration marocaine. Lahoussain Jamal, fondateur de l’association Migrations et développement, explique comment, dans les années 1960 et 1970, les grandes sociétés françaises d’automobile venaient y chercher leur main-d’œuvre. « En consultant les archives de l’entreprise Pechiney, où j’ai travaillé durant quinze ans, je suis tombé sur des comptes-rendus de discussions entre dirigeants de la société dans lesquels ils affirmaient leur préférence pour les ouvriers soussis, car ils étaient « dégourdis, tombaient rarement malades et n’étaient pas trop contestataires » ! Des agents recruteurs débarquaient dans les villages, avec la bénédiction du caïd local, et invitaient tous les hommes à se rassembler, torse nu, devant eux. Ils sélectionnaient ensuite ceux qui leur paraissaient les plus aptes. On pouvait également se faire embaucher par relation. Régulièrement, la société demandait à ses employés immigrés de lui donner les noms de frères ou d’amis. La demande passait par l’Office d’immigration marocaine et la personne choisie recevait chez elle un contrat de travail nominatif. C’est ce qui m’est personnellement arrivé : j’avais 17 ans et j’ai été appelé à venir travailler en France, dans l’usine de Pechiney à Argentière-la-Bessée, dans les Alpes. On oublie trop souvent qu’on est allé chercher les premiers immigrés ! »
Riche de cette tradition historique et sociale – le Soussi voyageur, commerçant, très travailleur, viscéralement attaché à sa terre natale, n’est pas un mythe ! -, l’Anti-Atlas est une région où, plus qu’ailleurs, l’argent de l’émigration s’affiche de manière criante. « Nous n’avons pas attendu que l’État vienne nous aider », affirme un habitant de Tafraout. Les économies amassées par les migrants ont été réinvesties dans les villages d’origine, à travers les associations locales, dont Migrations et développement, la plus importante, mais aussi des centaines d’autres, plus modestes et qui sont présentes dans le moindre douar. Résultat, en une dizaine d’années, les vallées de l’Anti-Atlas se sont transformées. Des dizaines de villages ont été électrifiés, approvisionnés en eau potable et des centaines de kilomètres de routes ont été construits, désenclavant des zones totalement oubliées.
Cela étant, la région reste dépeuplée. C’est pourquoi les associations s’attachent désormais à la création d’emplois. Les richesses agricoles sont limitées mais intéressantes : amandes, safran, huile d’argan ou d’olive sont des produits en vogue. L’arganier ne pousse qu’au Maroc – et uniquement dans le sud du pays -, et son huile, dotée de vertus cosmétiques et diététiques, s’arrache à prix d’or dans les pays occidentaux. Sa fabrication est délicate : il ne faut pas moins de douze heures de travail et 100 kilos de fruits frais pour produire 1 litre du précieux liquide. De plus en plus de coopératives de femmes se créent, et les associations bataillent pour que la valeur ajoutée de la production leur revienne, ce qui ne va pas toujours de soi. En effet, les intermédiaires s’octroient souvent des marges importantes. Migrations et développement expérimente actuellement la mise en place d’une unité de conditionnement et de mise en bouteille à Agni N’Fad, à environ 70 km à l’est de Taroudannt. De la même façon, l’association soutient une coopérative de production de safran à Taliouine, sur la route entre Taroudannt et Ouarzazate. En parallèle, elle encourage les épiciers marocains résidant en France à venir s’approvisionner à la coopérative.
Autre ressource insuffisamment exploitée, mais pourtant prometteuse tant la succession de cirques montagneux et de vallées plantées de palmeraies exubérantes est à couper le souffle : le tourisme rural. Grâce au soutien des ministères du Tourisme et de la Culture mais surtout aux initiatives locales, des gîtes ruraux se sont créés au cours des dernières années et les richesses culturelles de la région sont peu à peu mises en valeur. Ainsi, sur la route qui relie Tafraout à Aït Baha, Jamal Moussalli a entrepris la restauration de la splendide kasbah de Tizourgane. Cet agadir (« grenier » en berbère) fortifié se dresse sur un piton rocheux, comme un champignon sorti de terre. Du haut de la kasbah, la vue est panoramique à 360 degrés, et le silence est tel que l’on peut entendre un âne braire à cinq ou six kilomètres de là.
Aujourd’hui, sept familles seulement vivent encore sur place, dont celle de Jamal. Cet homme de 40 ans, calme et réservé, est intarissable lorsqu’il évoque l’histoire de son village, où il a vécu enfant, avant de partir suivre ses études secondaires et universitaires à Casablanca. Un diplôme d’hôtellerie en poche, et après six années à travailler dans un grand hôtel de Casablanca, il a choisi de se consacrer à la sauvegarde de Tizourgane, alors à l’abandon. Avec un ami, il a mis sur pied, en 1999, une Association pour la sauvegarde de la kasbah et investi toutes ses économies dans la restauration de la demeure de ses grands-parents, qu’il aménage en maison d’hôtes. Jamal a réussi à obtenir, en 2004, l’aide du ministère de la Culture pour la rénovation des lieux publics et du chemin de ronde. Le coup d’envoi des travaux a été donné le 7 janvier lors de la visite du ministre de la Culture, Mohamed Achaari.
Conscient du « bijou architectural » que représente cette kasbah comme tant d’autres, le ministre affirme qu’il compte s’impliquer de plus en plus dans les projets de restauration mais aussi de reconversion de ce patrimoine (création de musée, de résidence d’artistes, d’ateliers de formation…). De quoi inciter les habitants à suivre la voie choisie par Jamal et participer ainsi à la renaissance de leur région.
Le 17 janvier 2005
Source web par : jeune afrique
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