A la recherche de l’âme assoupie du ksar d’Aït Ben Haddou
La vie de Loubna Mouna Guenoun est intimement liée à celle du ksar d’Aït Ben Haddou, territoire phare de la région Sud Est du Maroc. Loubna n’a vraiment compris ce lien désormais indéfectible que récemment, en 2015, alors qu’elle effectuait un séjour sur le site en compagnie de son mari Hicham dans l’intention d’y repérer un coin de terre sur lequel ensemble ils allaient pouvoir écrire une nouvelle page de leur existence conjointe durant le temps proche de leur retraite.
Le ksar d’Aït Ben Haddou n’était pas étranger à Loubna. Elle garde le souvenir de ces rares moments d’enfance passés ici durant les vacances pour y retrouver les grands-parents natifs du lieu. Elle se souvient de ses jeux d’enfants dans le dédale des rues poussiéreuses, des baignades dans le bassin collectif, des balades à chevaux mais l’essentiel de sa vie s’est déroulée sur Agadir, et sur Casablanca pour ses études supérieures. Aujourd’hui elle exerce la profession de pilote de ligne à la Royal Air Maroc. Son patronyme pourtant, Mouna, lui confère d’emblée signe d’appartenance à ces terres puisqu’il est le nom d’une des cinq grandes lignées familiales qui ont fait ici communauté depuis les temps anciens. Son père, Ahmed Mouna, né sur place mais qui grandit et vécu ailleurs, y demeure un personnage de renommée puisqu’il s’impliqua fortement pour obtenir de l’Unesco la classification du ksar au titre du patrimoine mondial en 1987. Alors basé à Agadir et entrepreneur à succès, il s’engagea pour soutenir le développement du territoire en cette époque où la région Sud Est était enchâssée dans la pauvreté, loin du Maroc dynamique, loin de tout. Il le fit par reconnaissance à la terre de ses propres parents, mais jamais il ne construisit ici maison familiale et ces terres natales devinrent pour tous un souvenir évanescent.
Loubna Mouna Guenoun au ksar d’Aït Ben Haddou
Ces nombreuses années après, quand Loubna revient au ksar d’Aït Ben Haddou, elle ne connait personne et personne ne la reconnait. Le site est devenu le lieu de visite incontournable pour tous les touristes de passage au Maroc et désireux de porter un œil rapide sur le monde amazighe. Les ruelles regorgent de bazars colorés. Les guides, officiels ou improvisés, montent à l’assaut de tout arrivant. L’embouteillage des visiteurs est permanent et leur flux rapide. Son projet d’installation échoue pour des raisons insipides et s’en allant chercher ailleurs un autre lieu d’avenir, c’est alors qu’elle tombe gravement malade au point de ne plus pouvoir marcher. Clouée au lit et soumise à de nombreuses opérations médicales, Loubna se met à rechercher le sens de cette soudaine et radicale épreuve. Lors de cette confrontation intime elle constate que le nom d’Aït Ben Haddou résonne encore en elle, et elle comprend qu’il lui faut découvrir le sens de ce lien avec ce territoire, et surtout sa raison d’être, c’est-à-dire comprendre que faire de ce lien dans sa vie.
L’histoire du ksar est à l’image de l’histoire du Maroc
Au sortir de sa convalescence, d’évidence elle va rencontrer ses parents pour leur demander qu’ils lui racontent l’histoire de ce territoire qui vibre ainsi en elle. Leur réponse aura la vertu d’une catalyse : ils ne connaissent rien de cette histoire qui ne les a jamais vraiment intéressés. Leurs parents sont morts et avec eux tous leurs souvenirs. Loubna n’a donc pas d’autres choix que de retourner sur place pour tenter d’y découvrir les réponses à ses questions. Elle décide un premier voyage accompagnée de sa mère, et d’un deuxième après avec son père. Lors de ce premier voyage, et grâce à la présence de sa mère elle n’est plus l’inconnue. Elle est la petite-fille d’Haj Mouna. Une lointaine cousine l’amène à la rencontre des anciens du ksar, et en premier d’une vieille femme qui l’accueille, les bras ouverts jusqu’à elle, et lui déclame d’une voix forte un antique poème amazighe qui se disait jadis pour l’accueil du visiteur qu’on n’a pas vu depuis longtemps, et pour lui signifier la bienvenue. Loubna à ce moment-là ne comprend que peu la langue amazighe mais ses larmes coulent à n’en plus finir comme d’une source enfin retrouvée. Elle va voir un autre vieil homme, et puis un autre encore. Elle écoute pour la première fois de sa vie l’histoire de sa communauté d’origine et du lieu de ses ancêtres, le ksar Aït Aissa renommé au début du 20ème siècle ksar Aït Ben Haddou. Là, elle comprend que l’histoire de ce petit bout de terre où elle a ses racines est à l’image de l’histoire de son pays, le Maroc : une histoire mosaïque qui s’est faite de la rencontre de plusieurs cultures, un lieu creuset où l’humain se mélange de l’un à l’autre.
Un premier élément de réponse prend forme : elle fera tout ce qu’il faut pour que cette mémoire radieuse soit recueillie, avant la disparition de ses témoins vivants, et puisse ainsi se partager au Maroc comme dans le monde.
Ruelle du ksar d’Aït Ben Haddou
Les murs d’un territoire sont l’écrin des mémoires de ses communautés
Lors d’un deuxième séjour avec son père, et alors qu’elle arpente les ruelles du ksar, elle découvre les dégâts causés par les pluies diluviennes qui s’étaient abattues sur le Sud du Maroc les mois précédents. L’ensemble des travaux de réhabilitation opérés quelques années auparavant sous l’égide du ministère de la Culture était quasi réduit à néant. Le site, bien que classé au patrimoine de l’humanité, semblait voué à disparaître au gré des aléas du temps, et personne au douar ne se voyait apte à lutter contre cette fatalité. Et avec les toits et les murs s’en allant en poussière rejoindre l’oued qui coulait au pied du ksar, l’histoire du lieu s’évanouissait, mémoire après mémoire, jusqu’à la mer insondable de l’oubli.
Une deuxième réponse s’impose : redonner vie aux murs du ksar pour qu’ils deviennent l’écrin des mémoires de ses communautés humaines offerts au visiteur de passage. La feuille de route est désormais claire. Loubna et son conjoint ont trouvé le projet qui occupera leurs temps d’avenir. Ils décident de redynamiser l’association locale Aït Aissa jadis fondée par le père de Loubna et lancent comme première étape une longue phase de dialogue participatif, au sein de la population locale, pour que tous se disent ensemble qui ils sont, d’où ils viennent, et puissent ensemble dessiner là où ils veulent aller dans l’avenir, pour leurs enfants, pour leur territoire. Un premier constat se pose : la communauté humaine du ksar a besoin de redonner vie au collectif. La fête du nouvel an amazighe, la fête de la graine et de la terre, sera l’occasion de réunir la population dans une ambiance joyeuse. Le 13 janvier 2016, sous l’impulsion de Loubna, cette première fête collective s’organise sous le titre « nous sommes tous un
». C’est une réussite. Les portes s’ouvrent, les voisins prennent le temps de se parler, les anciens se réunissent à nouveau, les enfants s’amusent ensemble. Ensuite l’association Aït Aissa organise en avril 2017 la première « journée du patrimoine » sous le thème de « la vie communautaire » pour accueillir gratuitement les touristes et leur donner à ressentir les charmes du quotidien dans ce lieu emblématique du Sud Est marocain.
Loubna et Hicham mobilisent leurs connaissances amicales et professionnelles sur Casablanca, Rabat et Marrakech pour réunir les expertises nécessaires à la mise en œuvre du projet d’avenir qui prend forme au fil des discussions collectives entre les habitants du ksar. Mettre en place un lieu pour générer du revenu pour les membres de l’association des femmes d’Aït Ben Haddou ; c’est le salon de thé Tawasna dans un jardin du ksar, lieu aujourd’hui pleinement actif et rentable. Relancer des projets agricoles pour diversifier l’économie du territoire et ne plus dépendre des seules activités touristiques. Organiser la vente des produits des terroirs régionaux grâce à une Maison des coopératives. Exposer les traditions, les rites et rituels du ksar dans une Maison des oralités. Une Maison du cinéma pour promouvoir l’histoire cinématographique du ksar. Des circuits thématiques de visite du ksar pour doter les guides locaux d’une offre organisée et diversifiée (circuits autour des rites, du cinéma, de l’histoire du ksar et trois maisons familiales prêtes à accueillir les visiteurs pour leur présenter les rituels de la beauté, de la vie quotidienne et du tissage). L’ensemble de ces activités dont un premier démarrage est prévu pour le mois de novembre 2019 va générer des fonds dont une partie sera mise en commun sous la supervision d’un comité des sages pour le financement des travaux de préservation et de promotion du ksar.
Une nouvelle association se crée pour regrouper toutes ces expertises humaines issues des grandes villes du Maroc et mobilisées par Loubna et Hicham, le collectif « We Speak Citizen », qui se donne comme projet de soutenir le développement des territoires ruraux du Maroc, le projet mené sur le ksar d’Aït Ben Haddou devant servir de laboratoire pour l’émergence d’une nouvelle manière de faire grandir la ruralité marocaine.
Loubna Mouna Guenoun dans la future Maison du cinéma au ksar d’Aït Ben Haddou
L’or durable d’une communauté est son patrimoine immatériel
La méthode de développement mise en œuvre sur le ksar d’Aït Ben Haddou a posé comme première étape indispensable une double prise de conscience par la population. La première doit amener la population à comprendre que le destin de leur territoire, aussi célèbre soit-il, ne peut reposer sur la seule exploitation immédiate de ses richesses, ici des vieilles demeures et des enfilades d’objets traditionnels, mais doit se fonder sur la reconnaissance que la vraie valeur, l’or durable qui résistera aux temps qui passe, est immatérielle et qu’il convient de préserver les modes de vie, les rites communautaires, les rituels du quotidien, les histoires orales, tout ce qui jadis a nourri l’identité de la communauté et fait vivre son collectif. La deuxième prise de conscience doit amener cette même population à comprendre qu’ils sont eux-mêmes la solution durable aux problèmes de leur territoire. C’est la réunion des talents du collectif et leur mise en coopération au service du bien commun qui rendra efficace et solide toute action de développement, qu’elle soit menée par l’Etat, les institutions ou par des organisations privées.
Le pari de Loubna, son intuition, est de considérer que c’est justement l’embellissement de ce patrimoine immatériel, sa mise en valeur et sa promotion au grand jour, aux yeux du monde, qui à nouveau nourrira l’identité de la communauté humaine d’Aït Ben Haddou et fera revivre son collectif. C’est cet embellissement de l’être collectif qui nourrira la fierté de ses membres, et leur permettra de dépasser les intérêts personnels non pas pour les nier mais pour les harmoniser dans une synergie porteuse de bien pour tous.
Le réenchantement comme moteur de développement
L’équation posée par Loubna, Hicham et leurs collègues est là : pour un collectif qui est devant la nécessité de se développer, de grandir, la reconnaissance du beau en lui, l’embellissement de son identité et de sa nature, est le meilleur levier pour la mise en mouvement de ses forces vives et leur prise en main des mécanismes de ce développement.
La plus grande difficulté à laquelle doit faire face Loubna, et elle le sait, c’est le défaitisme généralisée qui fait trop souvent dire que rien de neuf n’est réalisable au Maroc, et c’est encore et surtout la propension tout autant généralisée à l’indifférence qui rend possible, car indolore et invisible, la disparition des mémoires, l’oubli de l’Histoire, la perte des racines, la négation des pluralités qui ont constitué ici le ksar et partout ailleurs le Maroc. Par bonheur, Aït Ben Haddou a eu la chance de rencontrer une de ses enfants qui a su être là au bon moment pour lui donner l’impulsion nécessaire à son éveil. C’est chose faite. Les projets sont en voie de réalisation et d’autres viendront.
Au sortir de la maladie, Loubna Mouna Guenoun a pu atteindre en sa conscience le point de bascule qui l’a amené à ainsi se mettre au service du ksar d’Aït Ben Haddou. Au travers les mots des anciens qui accueillaient son retour parmi eux, Loubna a découvert une force indicible qui soudain a réenchanté son être et par voie de conséquence, sa vie ; car c’est dans ce temps réconcilié, apaisé, c’est-à-dire dans un temps où règne l’harmonie entre le passé, le présent et le futur, que l’être, individuel comme collectif, trouve l’espace véritable de sa croissance et la matrice de sa joie. Et c’est ce qui manquait à Loubna. C’est de ce même réenchantement que procède la réussite du projet mené auprès de la population d’Aït Ben Haddou ou encore la mobilisation des expertises tierces et des moyens financiers nécessaires.
Sans aucun doute, le laboratoire en cours sur le ksar d’Aït Ben Haddou servira au reste du Maroc et à toutes ses ruralités : le réenchantement des origines d’un collectif et de son chemin parcouru est la garantie de réussite de son destin.
Le 23 septembre 2019
Source web Par sud est maroc
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